23
Un voile de deuil s’était abattu sur le palais et sur le Double-Pays. La petite princesse Inkha-Es avait succombé à la terrible blessure reçue six jours plus tôt sur les rives du fleuve. On recherchait toujours le criminel dont la fronde avait projeté la pierre mortelle. Sans succès jusqu’à présent.
Inkha-Es n’avait jamais repris connaissance. Malgré tous ses efforts, Imhotep n’avait pu la ramener à la vie. Avec acharnement, le grand homme avait prodigué ses soins à la fillette pendant six jours et six nuits. Il avait imploré les dieux, essayé toutes les médecines qu’il connaissait. Il n’avait pu qu’assister, impuissant, à sa lente agonie. Les oukhedous, les démons porteurs du mal, s’étaient installés dans les vaisseaux et dans le cœur de la fillette, et rien, ni médicament, ni formule magique, n’avait eu raison d’eux. Il lui avait fait absorber de l’ail hedjou, connu depuis toujours comme un remède fort puissant, ainsi qu’un onguent fabriqué à partir du sang d’un veau noir, que l’on avait spécialement sacrifié pour la circonstance. Tout au plus avait-il réussi à apaiser ses souffrances à l’aide de breuvages aux herbes anesthésiantes.
Les médecins s’étaient relayés au chevet de la petite princesse, chacun invoquant selon les rites des magies transmises depuis l’origine des temps. On avait disposé sur elle des amulettes de Thôt, d’Isis, de Sekhmet, de Selkit, la déesse-scorpion, neter de la respiration. En désespoir de cause, on avait patiemment expliqué au mal qu’il risquait de rompre l’harmonie de l’univers en prenant la vie d’Inkha-Es[19].
Dans les temples, le peuple avait multiplié les prières à Isis, réputée pour apporter la guérison. Il n’était pas possible qu’elle laissât périr un être aussi jeune. Mais la sécheresse et son cortège d’épidémies avaient emporté bien d’autres vies. Le fait qu’elle avait jusqu’ici épargné la Grande Maison relevait du miracle.
Au matin du septième jour, les oukhedous avaient triomphé : Inkha-Es avait cessé de respirer. Thanys, qui veillait à ses côtés, comprit que tout était fini et laissa échapper un cri d’animal blessé. Djoser survint peu après.
— Il nous reste tant de mystères à découvrir, murmura Imhotep. Nous sommes de tristes ignorants, aveuglés par notre stupide orgueil.
— Tu as fait tout ce qui était en ton pouvoir, mon ami, le réconforta Djoser.
Pour la première fois, Imhotep accusait son âge. Des rides profondes creusaient son visage, accentuées par un teint pâle dû aux nuits de veille.
Désespérée, Thanys se réfugia dans les bras de Djoser. Bien sûr, selon la croyance égyptienne, Inkha-Es entrait dans la vie éternelle, sur les rives du Nil céleste.
Mais le palais semblerait atrocement désert sans son rire. Le roi tenta de consoler son épouse. Malgré sa douleur, il s’efforçait de garder un visage impassible. Il gardait pour lui seul le chagrin immense qui l’avait envahi. Même devant Thanys, effondrée par la disparition de l’enfant, il voulait garder une attitude forte. Ce ne fut que la nuit suivante, lorsque les embaumeurs eurent emporté le corps de la petite, qu’il laissa couler ses larmes. Il avait l’impression qu’on lui avait arraché une partie de son corps, et creusé dans son âme une blessure qui ne se refermerait jamais. Il eût préféré qu’on lui coupât un bras ou une jambe. Le visage de sa fille le hantait. Il avait envie de hurler comme un animal traqué.
Dans la journée, les prêtres emportèrent le petit corps dans le temple, où devaient s’accomplir les rituels de l’embaumement, qui dureraient près de soixante-dix jours. Pâle et amaigri, Imhotep trouva malgré tout le courage de pratiquer lui-même les gestes sacrés. Un doute profond l’avait envahi. Depuis toujours, on avait considéré le cœur comme le siège des émotions et le maître du corps. Or, Inkha-Es avait été frappée à la tête. Était-il possible que l’étrange matière blanchâtre contenue dans le crâne eût une importance plus grande qu’on ne l’avait cru jusqu’à présent ? Pourtant, lorsque l’on éprouvait une émotion, le cœur ne se mettait-il pas à battre plus vite ? Et quand il s’arrêtait, la vie cessait. Il y avait là un mystère qu’il ne s’expliquait pas. La tête recouverte du masque noir d’Anubis, il exécuta avec solennité chacun des rites qui devait préparer la défunte à sa vie future. Il ne faisait aucun doute dans l’esprit du grand vizir que son cœur serait bien moins lourd que la plume de Maât.
Le foie, les poumons, l’estomac et les intestins furent ôtés de l’abdomen et déposés dans quatre vases canopes fermés chacun par une pierre taillée et plate, sur laquelle figuraient les représentations des quatre fils d’Horus, Amset, Hâpy, Douamoutef et Qebesennouf. Ces quatre dieux étaient placés eux-mêmes sous la protection d’Isis, Nephtys, Neith et Selkit. Le corps, vidé de ses viscères et de son cerveau fut ensuite plongé dans le natron, où il séjournerait pendant plus de deux mois.
Lorsque Imhotep sortit du temple, quelques jours plus tard, son aspect avait changé. La coutume des prêtres exigeait qu’il fût épilé tous les trois jours. Cette règle n’était plus respectée dans un seul cas : celui de la perte d’un être cher. Aussi le grand vizir arborait-il des cheveux ras et une courte barbe, qu’il conserverait jusqu’à ce que la petite princesse défunte gagnât sa demeure d’éternité.
Le lendemain, lorsque le roi retrouva Imhotep, celui-ci lui déclara :
— La mort de ma petite-fille m’a bouleversé, mon fils. Dans mon aveuglement, j’avais fini par croire que ma médecine était infaillible. Il m’est pourtant arrivé souvent de perdre des malades. Mais j’ai aussi sauvé des hommes qui autrefois eussent été condamnés. Il ne faut pas que tout le savoir que Ouadji et moi avons accumulé soit oublié. Je vais consigner par écrit tout ce que j’ai appris au cours de ces longues années, afin que cette connaissance se transmette aux générations futures.
— Un livre de médecine…
— Avec le temps, mes successeurs iront plus loin que je ne suis allé. Ils perceront les mystères de la nature et ils finiront par trouver des remèdes à tous les maux qui frappent les hommes. Ainsi, la mort d’Inkha-Es n’aura pas été inutile[20].